La Culture africaine – Léopold Sédar SENGHOR le 26 septembre 1983 – Culture, Philosophie, et Sagesse
Communication à l’Académie des sciences morales et politiques – 1ère Partie
Parlant de la culture Africaine, Les biologistes actuels, s’appuyant sur la caractérologie et les tableaux numériques des groupes sanguins, concluent à l’unité culturelle du continent dit « noir ». Ce que confirme l’étude comparée des arts traditionnels africains et de la philosophie africaine.
Pour les Grecs, créateurs de la philosophie européenne, la philosophie consiste en la recherche de la Sophia ou sagesse, « connaissance des premières causes et des principes des êtres ».
Etant entendu que Dieu est, au-delà de la matière, « cause première et fin ultime ». Les Africains ne posent pas autrement le problème, si ce n’est que Dieu est, plus encore que l’Intelligence:
- La « Force des forces » qui anime la vie de l’univers.
C’est en imitant Dieu, en animant la vie cachée sous les signes sensibles du monde, que l’art africain remplit son rôle. En témoignent la poésie, la musique et la sculpture qui répondent à la définition de l’art africain : « une image ou un ensemble d’images symboliques, mélodieuses et rythmées ».
Depuis Bergson et la réhabilitation de la raison intuitive, le dialogue des cultures s’est engagé. Et la civilisation de l’Universel a commencé de s’édifier, où l’Afrique joue un rôle essentiel et déterminant.
Si j’ai choisi de parler de la Culture africaine, c’est qu’en ce dernier quart du XXe siècle, nous achevons de bâtir, nolentes, volentes, cette « Civilisation de l’Universel ».
Celle que Pierre Teilhard de Chardin nous annonçait pour l’aube du deuxième millénaire.
Une civilisation qui serait composée des apports, complémentaires, de tous les continents et de toutes les races, sinon de toutes les nations.
Et, à ce « rendez-vous du donner et du recevoir », pour parler comme Aimé Césaire, les Africains ne viendront pas les mains vides.
Ils apportent, ils ont déjà commencé d’apporter leur culture.
Mais qu’est-ce que la Culture ?
J’avais pris l’habitude, quand j’enseignais, de la définir comme « l’esprit d’une civilisation ». C’était là une définition trop intellectualiste. À l’expérience et dans le contexte actuel du dialogue des civilisations, je dirai que:
- La culture est l’ensemble des valeurs de création d’une civilisation.
Les grands biologistes du XXe siècle, à commencer par mon ancien maître, le professeur Paul Rivet, ne séparent pas la culture de la biologie.
Au demeurant, Jacques Ruffié, que vous avez entendu l’autre mois, a intitulé l’un de ses ouvrages De la Biologie à la Culture.
Nous commencerons par montrer comment se pose ce problème en Afrique.
I. DE LA BIOLOGIE À LA CULTURE AFRICAINE
Aujourd’hui, on divise le continent africain en « Afrique blanche » et « Afrique noire ». Cette division est plus politique que scientifique. Il reste que la plupart des ethnologues la maintiennent, bien qu’affaiblie. On distingue, généralement, les « Arabo-Berbères », les Chamites et les Noirs.
La vérité est qu’en cette fin du XXe siècle, tous les continents, toutes les nations, voire toutes les races, à quelques exceptions près, sont métissés.
Il n’est que de consulter leurs tableaux numériques des groupes sanguins. S’agissant de l’Afrique, nous pouvons y voir un peu plus clair en remontant, brièvement, de la Préhistoire à l’Histoire.
Remontons jusqu’au Néolithique, avant le dessèchement du Sahara. On y trouvait deux races. Au Nord, vivait une grande race, depuis la Méditerranée jusqu’à la forêt tropicale dense. Plus on descendait vers le Sud, plus l’homme était grand et noir. Au Sud donc, vivait, dans la forêt, un petit homme jaune à la tête ronde. Ses descendants, plus ou moins métissés, sont les Pygmées, Bochimans et autres Hottentots, qui portent le nom général de Khoïsans.
Cette situation a duré jusqu’à la désertification du Sahara, qui a poussé les populations qui habitaient cette région à émigrer, les unes vers le nord du continent, les autres dans la forêt tropicale et sur les plateaux de l’Afrique orientale, jusqu’en Afrique australe.
C’est cette dernière migration qui a favorisé le métissage entre Grands Nègres et Khoïsans.
La situation d’aujourd’hui résulte donc de la Géographie et de la Préhistoire. Mais aussi de l’Histoire, c’est-à-dire des migrations asiatiques et européennes, très exactement, sémitiques et indo-européennes.
Si l’on veut simplifier, les peuples d’Afrique se divisent, aujourd’hui, en deux groupes :
- En Arabo-Berbères
- Et en Négro-Africains.
Les premiers, qui habitent l’Afrique du Nord, sont des métis de Noirs d’Afrique et de Blancs, Sémites et Indo-Européens.
Les seconds le sont de Noirs, Africains, voire Asiatiques, et de Khoïsans. En vérité, la réalité, comme le prouvent les tableaux numériques des groupes sanguins, est bien plus complexe.
Tableaux numériques des groupes sanguins
Ces tableaux des différents peuples de notre continent, pour ne pas encore parler de « nations », prouvent l’unité biologique de l’Afrique. Bien plus affirmée que celle de l’Europe.
En effet, dans tous les tableaux que j’ai eus sous les yeux, le groupe O vient en tête. Et de loin, comme en Europe, sauf quelques exceptions, le groupe A.
Mais, en Afrique du Nord, il y a un « mais », représenté par l’Égypte. Son tableau est bien plus semblable à ceux des pays soudano-sahéliens qu’à ceux du Maghreb. Voici, par exemple, les tableaux comparés de la Tunisie, de l’Égypte et du Sénégal.
Groupes | Tunisie | Égypte | Sénégal |
O. …………………….. | 49,8 | 43,97 | 46,8 |
A | 22,9 | 33,01 | 23 |
B . …………………….. | 23,4 | 18,17 | 24 |
AB ………………….. | 3,9 | 4,85 | 6,2 |
À la réflexion, la différence entre le Maghreb, d’une part, l’Égypte et l’Afrique noire, d’autre part, s’explique par les faits que voici.
Au Maghreb les invasions indo-européennes, singulièrement celle des Vandales et autres Germains blonds, ont été plus fortes que celles des Sémites.
De la Biologie, nous passerons à la Culture.
Culture dont la langue est, très souvent mais pas toujours, le meilleur témoignage, en tout cas, l’expression la plus fidèle.
Si l’on exclut:
- Les langues importées par les invasions que voilà et par la colonisation
- Ainsi que les « langues à clics » des khoïsans,
Toutes les langues parlées en Afrique étaient ou sont encore des langues agglutinantes, y compris l’ancien égyptien et le berbère.
Déjà, Lilias Homburger, qui, dans les années 1930, enseignait les langues négro-africaines à l’École pratique des Hautes Études, soutenait cette thèse.
Depuis lors, le professeur congolais Théophile Obenga a démontré la parenté de l’égyptien ancien et de certaines langues négro-africaines dans deux articles intitulés, respectivement, Origines linguistiques de l’Afrique noire ([1]) et Égyptien ancien et Négro-Africain ([2]).
II. CULTURE AFRICAINE – LA SAGESSE AFRICAINE
Selon la définition donnée du mot « culture » au début de cet exposé, il s’agit de découvrir et définir les valeurs actives qui:
- Non seulement ont créé la civilisation africaine,
- Mais encore lui ont permis, depuis la Révolution de 1889 — j’y reviendrai —, de participer à l’édification de la Civilisation de l’Universel.
Ces valeurs on les trouve, d’abord, dans sa philosophie. Je sais qu’on a nié qu’il y eût une philosophie africaine, du moins « négro-africaine », sinon une pensée. Je vous renvoie, pour vous confirmer cette philosophie, à quatre ouvrages majeurs :
- Dieu d’Eau, par Marcel Griaule, le grand ethnologue français,
- La philosophie bantoue par le Belge Placide Tempels,
- La Philosophie bantu (sic) comparée par le Rwandais Alexis Kagamé
- Et La Pensée africaine par le Sénégalais Alassane Ndaw.
Philosophie
La Philosophie, c’était, pour les anciens Grecs, créateurs de la civilisation européenne, la recherche de la sophia, de la sagesse.
La Sophia, c’est, d’abord, la connaissance des principes premiers. Qui, étant derrière les phénomènes de la nature ou de l’univers, les produisent ou les expliquent.
Comme l’écrit Aristote dans La Métaphysique:
- « La science nommée philosophie est généralement connue comme ayant pour objet les premières causes et les principes des êtres ».
Telle est, cependant, la nature humaine que l’épistêmê, la connaissance — que l’on traduit, aujourd’hui, par « science » —, ne se suffit pas à elle-même.
Pour être sophia, sagesse, elle doit passer à son application. C’est ainsi que la philosophie se transforme en morale.
Allons plus avant. Qui dit morale dit but, objet de l’activité humaine.
L’activité humaine
Il s’agit de transformer la vie humaine en transformant, à la fois, l’homme et le monde dans lequel il vit en interdépendance.
« Tout art, écrit Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, et toute investigation et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque chose à ce qu’il semble. Aussi a-t-on déclaré avec raison que le bien est ce à quoi toutes les choses tendent ».
C’est, précisons-le, le « Souverain Bien », que le philosophe identifiait avec le « bonheur » et, plus précisément, l’immortalité. Retenons l’expression « tout art » ainsi que la notion d’« immortalité ». Deux idées que nous retrouverons dans la philosophie africaine.
Cependant, avant de l’aborder, nous reviendrons sur le but de l’activité de l’homme. Qui est, nous l’avons dit, de se transformer en transformant le monde. Ce qui lui permettent, précise Aristote dans le même ouvrage, trois facultés :
- « Or, il y a, dans l’âme, trois facteurs prédominants qui déterminent l’action et la vérité : sensation, esprit et volonté ».
Je ne suis pas, ici, la traduction de Tricot faite pour la Librairie Vrin. Si « sensation » rend bien le mot grec aïsthésis, il faut traduire noûs par « raison » et orexis par « volonté ».
Le noûs, ce n’est pas l’« intellect », comme l’a traduit Tricot. Mais la symbiose de la raison discursive, dianoïa, et de la raison intuitive, thumos.
Quant à crexis, traduit généralement par « désir », c’est, étymologiquement, une « tension vers », que je renforce en « volonté ».
Si j’insiste sur la fameuse phrase, reprise, au demeurant, par Descartes, c’est que je la considère comme la base solide de la caractérisation ethnique.
Il est donc entendu que les hommes de tous les continents, races et nations possèdent, chacun, non pas les trois, mais les quatre facultés que voilà.
Il y a seulement que chaque race ou nation a développé, le plus souvent, une, deux, trois facultés au détriment des autres ou de l’autre.
C’est ainsi que les Africains ont développé surtout la sensation et la raison intuitive.
C’est de ce fait que je partirai pour exposer leur culture, en mettant l’accent sur leur philosophie et sur les caractéristiques de leur art.
De leur part parce que c’est, avec la pensée, ce qui distingue l’homme de l’animal.
La philosophie africaine, comme l’a démontré Alassane Ndaw, répond parfaitement à la définition que lui ont donnée les fondateurs grecs de la discipline. Elle se fonde sur les grandes intuitions d’où l’homme a tiré « les premières causes et les principes des êtres », qui lui ont permis de connaître le monde et de le transformer.
Comme la grecque, la philosophie africaine est une connaissance ou un savoir : une épistêmê.
Au demeurant, pour parler comme les Wolofs du Sénégal, le philosophe, dans la tradition africaine, était appelé borom xamxam, c’est-à-dire « maître-du-savoir ».
Or donc, comme les Grecs, nos sages ont fondé leur philosophie sur les premiers éléments de la matière : la terre, l’eau et l’air.
Allant plus loin que les présocratiques, qui, à ces éléments, avaient ajouté le feu et l’éther, Aristote trouvera une substance immatérielle, spirituelle, qui serait cause première et fin ultime :
- Dieu, « l’Intelligence qui se pense elle-même en saisissant l’Intelligible ».
C’est ici que la philosophie africaine, fondée, au départ, sur des éléments similaires, se sépare de la philosophie grecque, européenne, pour s’affirmer dans une identité sur laquelle sera fondée, avec l’art, une esthétique authentique.
Le premier trait de cette philosophie est qu’elle privilégie la raison intuitive comme mode de connaissance. Que l’intuition soit au début et à la fin du connaître, voire de la science, c’est ce qu’affirment nombre de philosophes depuis Aristote jusqu’à Bergson et Teilhard de Chardin, voire des mathématiciens contemporains.
Comme dit Bergson, par l’intuition, l’homme « s’installe dans le mouvant et adopte la vie même des choses ». Les africanistes le savent bien, qui parlent de la « connaissance par participation » des Négro-Africains.
Le deuxième trait est la dialectique. Qu’on ne croie surtout pas que les langues africaines ignorent le concept, et qu’elles n’ont pas de mots abstraits. Il reste que, le plus souvent, l’Africain préfère désigner une chose, un être, un sentiment, une idée par une image.
C’est que, doué de sens éminemment sensibles, il aime à leur faire parcourir les aspects divers de la nature, qu’interprètera sa raison, qui se fera, tour à tour, intuitive et discursive, sentiment, pensée, puis symbiose des deux.
Le troisième trait de la philosophie africaine est qu’elle est pratique. Alassane Ndaw l’a bien montré dans le chapitre où il va de la « pensée mythique » à la « vie mystique ».
Le mythe est le fondement et comme l’aliment de la vie mystique :
- De la religion. Il s’agit, en définitive, non seulement de connaître la vie de l’au-delà, mais encore, mais surtout de la vivre pratiquement.
Après les cours d’initiation, où le maître-du-savoir donne à ses élèves un enseignement qui a souvent recours au raisonnement et aux mots abstraits, il faut vivre, dans la religion, dans la pratique, la vie mystique ainsi enseignée, très précisément, dans les cérémonies du rituel.
C’est ici qu’intervient l’art africain avec ses caractéristiques originales et ses différents genres :
- Poésie, musique, danse, peinture, sculpture, voire architecture.
Le quatrième trait qui caractérise la philosophie africaine est l’humanisme. Un humanisme aux dimensions du cosmos :
- De l’espace et du temps, de l’espace-temps.
L’homme est le centre, le microcosme du macrocosme qu’est le cosmos, mieux, son agent actif. C’est sur son modèle que s’organise la société : la maison avec son autel, le village, le royaume.
Qu’est-ce à dire encore ?
C’est que l’homme est, non pas un individu inséré, mais une personne intégrée dans son groupe :
- sa famille, son clan, son ethnie.
À la persona, concept latin, enrichi par le christianisme, l’Africain oppose une notion, c’est-à-dire une connaissance intuitive, plus complexe : plus sociale qu’individuelle. Verticalement, l’homme est enraciné dans son lignage, jusqu’à l’Ancêtre primordial, jusqu’à Dieu. Horizontalement, il est lié à la société des hommes : à son groupe, comme nous venons de le voir.
Quel est donc ce Dieu que nous rencontrons ? Contrairement à ce que les explorateurs européens, voire les ethnologues, ont dit pendant longtemps, il n’y a qu’un Dieu dans la philosophie et la religion africaines, dont les ancêtres et les génies ne sont que des émanations ou expressions. Aristote nous a dit, en son temps, que Dieu était l’Être en soi, et l’Être, la « substance », c’est-à-dire ce qui est permanent quand tout change. Dans la philosophie africaine, cet être, cette substance, qui se trouve sous la matière, sous les apparences du monde sensible, c’est la force. Une force qui émane de Dieu et s’accomplit en Dieu. C’est pourquoi Dieu est défini comme « la Force des forces ».
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