La Culture africaine – Léopold Sédar SENGHOR le 26 septembre 1983 – Art et Révolution

La Culture africaine – Léopold Sédar SENGHOR le 26 septembre 1983 – Art et Révolution

Communication à l’Académie des sciences morales et politiques – 2ème Partie

1ère Partie

III. L’ART AFRICAIN

Parlons de La Culture africaine, mais revenons à l’Homme, centre actif de l’univers.

Sa fonction essentielle est de capter toutes les forces éparses qui sous-tendent la matière, plus exactement, tous les aspects, les formes et couleurs, odeurs et mouvements, sons et bruits de l’univers.

Il lui appartient de les animer au sens étymologique du mot, de renforcer leur vie en renforçant leur force.

Voilà lâché le mot, Viequi, en dernière analyse, explique la philosophie africaine, mais aussi la religion.

C’est donc dans le cadre de sa religion, l’Animismeque l’Africain exerce sa fonction d’animateur, de créateur de vie, car son art n’a pas d’autre fonction.

C’est dans le rituel des cérémonies religieuses, depuis la simple prière jusqu’à l’initiation, que l’art africain s’accomplit en accomplissant sa mission, en renforçant la force de Dieu, en recréant Dieu.

D’où l’adage selon lequel « Dieu a besoin des hommes ».

Nous ne retiendrons, ici, pour ne pas être trop long, que les principaux arts de l’Afrique :

  • La poésie,
  • La musique
  • Et la sculpture, qui, souvent, vivent en symbiose pour former un art intégral. 

Il est vrai que tous les arts sur notre continent, du poème au théâtre, participent peu ou prou à cette intégralité, sans oublier la sculpture.

Ils expriment la même esthétique, qui procède de la philosophie que voilà et que j’ai définie :

  • « une image ou un ensemble d’images analogiques, mélodieuses et rythmées ».

La Poésie

Nous commencerons par la poésiequi, dans presque toutes les civilisations, est l’art majeur.

Majeur surtout en Afrique parce qu’elle capte les forces de l’univers et les exprime sous leur forme la plus active, la plus créatrice, qui est la parole humide. En effet, comme l’a montré Madame Calame-Griaule.

Les Peuls du Sénégal définissent le poème :

  • « Des paroles plaisantes au cœur et à l’oreille ».

Et, de fait, nul art n’exprime mieux l’esthétique que voilà. C’est ici que la distinction entre Afrique du Nord et Afrique subsaharienne est le moins justifiée. Si, du moins, on remonte à l’Ur-Afrikapour parler comme Leo Frobenius. Je l’ai montré dans un texte sur la poésie africaine, intitulé « Négritude et Berbéritude ».

Il y a, d’abord, que, dans le poème africain, l’idée-sentiment se présente toujours sous la forme d’une image, d’images analogiques, symboliques. Comme dans les deux kim njom ou chants gymniques — mot à mot, « chants de lutte » — de mon village natal, que je vais vous dire.

Il s’agit de courts poèmes de deux à quatre vers, à la manière des haïkus japonais.

Voici le premier, où une jeune fille chante l’athlète son fiancé, Lang Saar, qui, « noir élancé », exprime l’idéal de la beauté sénégalaise :

Lang Saar a lipwa pay’baal
O fes o genox nan fo soorom,
« Lang Saar s’est drapé dans un pagne noir :
Un jeune homme s’est levé, tel un filao ».
Le filao est un conifère au feuillage sombre.

Dans le deuxième poème, une autre jeune fille, qui a vu triompher son « champion » aux luttes, qui ont lieu le soir, après le dîner, dit sa joie dans une belle métaphore :

‘Daankim, ngel né m’feeka ;
Lam la mi caala a yuube,
« Je ne dormirai point, sur la place je veillerai ;
« Le tam-tam de moi est paré d’un collier blanc ».

Après les images analogiques, car tout est analogie dans l’univers, voici l’harmonie, plus précisément, la mélodie

Je précise qu’un gim njom — c’est le singulier — peut être récité, psalmodié.

Le poète emploie l’assonance et, plus encore, l’allitération pour faire ses vers « plaisants à l’oreille ».

Plus subtilement, la poétesse, dans le premier vers du premier poème et dans le second du dernier, joue sur les voyelles des syllabes qui portent l’accent d’intensité, et que j’ai soulignées en ne les soulignant pas.

Je signalerai, pour en terminer avec la mélodie, que la même voyelle exprime, là, la peau noire et, ici, la blancheur du collier.

Le Rythme

Le troisième élément de la beauté poétique est le rythme

Je parle d’un rythme vivant, qui rompt l’équilibre, la monotonie apparente du poème africain.

Si le rythme, qui techniquement définit la poésie, est indiqué par le nombre des mètres comme dans les anciennes poésies grecque et latine, il ne l’est pas, comme dans la poésie classique française, par le nombre des syllabes, mais par celui des accents d’intensité, c’est-à-dire des syllabes accentuées, qui, ici, sont trois dans chaque vers.

Je les ai notés, encore une fois, en ne les soulignant pas. Mais le poème africain est souvent plus complexe, avec des contretemps et des syncopes, que nous retrouverons dans le chant : dans la musique.

Il reste que le rythme du poème en Afrique n’est pas seulement dans la succession, ordonnée, des syllabes accentuées et atones. Il est aussi dans la répétition qui ne se répète pas de certaines expressions, de certains mots, voire de certaines syllabes ou voyelles.

C’est le cas d’un poème-déficomposé par un champion wolof, Pahté Diop, pour provoquer à la lutte ses adversaires. J’en extrais ce vers, qui est un tétramètre :

Kuluxum lu jigeen aukë jur 1 — Dëgë lë
« Béni soit ce que femme à genoux met au monde ! — C’est vrai. »

Les trois premières syllabes accentuées de ce vers ont une voyelle uqui revient dans d’autres syllabes.

Le Chant

Du poème psalmodié, nous passons au chant : à la musique

En effet, si les poèmes peuvent être récités, ils sont, le plus souvent, chantés. En sérère, c’est le même mot, gim, « chant », qui désigne le chant et le poème.

Comme l’a écrit André Gide, le chant en Afrique est traditionnellement polyphonique.

Je précise : avec accompagnement à la tierce, à la quinte ou à l’octave.

Autrefois, ce chant polyphonique couvrait, non seulement le « continent noir », mais encore tout le Bassin méditerranéen.

Un ami sarde et un ami corse m’ont signalé cette polyphonie dans l’une et l’autre de leurs îles.

Et le dernier le fait venir d’Afrique : du Maghreb berbère, où les poèmes sont chantés comme en Afrique noire.

Et j’ai entendu, pendant ces vacances, des chants berbères polyphoniques, dont une sorte de plain-chant, également polyphonique.

Avant d’aller plus loin, je souligne que cette musique est, comme la poésie, plus complexe qu’on ne le croyait.

Au lieu de la gamme européenne à sept tons ou demi-tons, il y a, en Afrique, des modes plus subtils avec des tons, demi-tons et quarts de ton.

La musique instrumentale

Mais, plongeons au-dessous du chant, dans la musique instrumentale, avant de revenir au gim

Écoutez, au Maroc, en Algérie ou en Tunisie, ce qu’on appelle « de la musique andalouse ».

Écoutez le rythme de base donné par une sorte de tam-tam : 1234, 1234, 1234.

Au-dessus de ce rythme monotone, despotique, vous entendrez, s’appuyant sur lui, un autre plus léger, marqué par un autre instrument à percussion et se livrant, comme librement, à des contretemps et syncopes.

C’est cette polyrythmesingulièrement ces contretemps et syncopes qui constituent la seconde caractéristique de la musique africaine.

Il reste qu’il y a encore, au-dessus de ces instruments à percussion, des instruments à cordes ou à vent.

Sans parler des voix humaines qui chantent, et qui, elles aussi, soutenues par le rythme profond de l’Afrique-Mère, peuvent se livrer, plus librement encore, à leurs fantaisies créatrices : aux vibratos et autres glissements expressifs.

On me demandera :

« Où sont, dans tout cela, les images analogiques ? »

Je répondrai qu’elles sont dans les éléments caractéristiques de cette musique : dans la mélodie et le rythme.

Et plus précisément, dans la polyphonie, les contretemps et syncopes.

Elles sont surtout, outre le mode employé, dans les altérations aussi bien des voix que des instruments, qui expriment, qui suggèrent les images-sentiments inspirent les oreilles, et le cœur avec : l’âme.

La poésie psalmodiée

Si, maintenant, nous retournons à la poésie psalmodiée, nous découvrirons qu’elle est, elle aussi, comme le chant et la musique instrumentale, animée par des contretemps et syncopes.

Surtout quand elle est à plusieurs voix ou entrecoupée de silences.

Les arts plastiques

Nous finirons par les arts plastiques en nous arrêtant sur la sculpture. Je prendrai, ici, comme exemples, deux sculptures en bois qui ornent mon bureau.

Ce sont, au premier abord, des images analogiques.

L’une représente la tête d’un bovidé avec ses cornes ; l’autre, un oiseau, une sorte de calao.

Mais c’est moins simple. Nous voyons, d’une part, alignés au milieu du front et des naseaux du bovidé, un léopard, un oiseau et un petit ruminant. Et d’autre part, sur les ailes déployées du calao, deux tortues.

Il y a là, exprimée par une imagerie complexe, toute une philosophie, une théologie.

Traditionnellement, en effet, le calao et le bovidé sont des images-symboles de la fécondité et de la force ; de la Vie.

Et celle-ci est, une fois de plus, animée aussi bien par la mélodie des formes et des couleurs que par les mouvements du rythme.

La tête du bovidé est un masque dont la mélodie des couleurs tient au fait que celles-ci sont complémentaires : du jaune et de l’orange sur fond noir.

Quant au calao, dressé sur ses pattes et les ailes ouvertes, il est peint d’une couleur d’ébène claire. Uniforme en apparence, mais que le temps a patinée, non sans nuances.

Le plus expressif, c’est, de nouveau, comme toujours en Afrique, le rythme.

Sur la tête du bovidé, il y a deux plans qui se coupent.

À l’horizontale se présentent des courbes allongées : une corne, une joue, puis une corne, une joue.

À la verticale, ce sont successivement, de haut en bas : une pointe noire, triangulaire, un léopard jaune, tacheté de noir, un oiseau noir, jaune et orange, enfin, un ruminant jaune.

Bref, des répétitions qui ne répètent pas, et que nous allons retrouver sur la sculpture du calao, mais sous les apparences, premières, de la monotonie.

Ici aussi, nous avons, d’abord, le plan horizontal des ailes, déployées en carrés, que coupe un plan vertical, formé de courbes, qui sont : l’excroissance cornée de la tête, le bec, présenté comme en double, et le ventre.

Il y a mieux : sur chaque aile est sculptée une tortue, surmontée d’un oiseau de paradis, les ailes également déployées et ayant, pour ainsi dire, la même tête que la tortue.

Qu’on y regarde plus attentivement, et l’on verra, bientôt, qu’il s’agit d’une fausse monotonie parce que d’une fausse symétrie.

Le calao, de grande taille, de plus d’un mètre, se présente avec un léger déhanchement. C’est le coup de reins du contretemps, que l’on trouve, ici, sur toutes les parties du corps : sur la tête, le bec, les pattes, comme aux ailes, sur les deux tortues et les deux oiseaux de paradis.

Il est temps que je m’achemine vers ma conclusion.

*
*   *

LA RÉVOLUTION DE 1889

C’est Pierre Teilhard de Chardin, qui, au milieu de ce siècle, fut l’un des premiers paléontologues, après Darwin, à conseiller de rechercher les origines de l’Homme en Afrique.

Il fut surtout, je le rappelle, le premier à annoncer, pour l’aube du deuxième millénaire, « la Civilisation de l’Universel ».

C’est que, comme il avait pu le constater lui-même, depuis ce que j’appelle « la Révolution de 1889 », les emprunts des cultures les unes aux autres et, partant, leur fécondation réciproque avaient commencé.

1889, c’est une grande date, et double. C’est, en effet, cette année-là qu’Henri Bergson a publié l’Essai sur les Données immédiates de la Conscience

C’est cette même année que Paul Claudel a écrit sa première pièce de théâtre, Tête d’Or

  • Cette révolution, que je vais définir, avait été préparée, sinon annoncée, par La Saison en Enfer d’Arthur Rimbaud.

Mais revenons à Bergson et à Claudel, que nous expliquerons par Rimbaud.

La philosophie d’Henri Bergson se présente, essentiellement, comme:

« Un retour conscient et réfléchi aux données de l’intuition ».

En effet, celle dont nous avons fait la vertu majeure de la philosophie négro-africaine.

Quant à Paul Claudel, il avait noté, pour la représentation de Tête d’Or sur scène :

« avec accompagnement de tambours ou de tam-tams ».

Mais c’est Arthur Rimbaud qui, pour ainsi dire, annoncera la couleur.

En effet, dans Une saison en Enferil n’hésite pas à se présenter comme « un nègre ».

Il fait mieux en présentant une esthétique, que nous avons découverte quand nous avons lancé le mouvement, comme l’esthétique même de la Négritude

En effet, il préconise l’usage d’un « verbe poétique accessible… à tous les sens ».

Et cela, grâce à un « dérèglement de tous les sens », c’est-à-dire toutes barrières renversées, à leur communication analogique, symbolique.

C’est donc sous l’influence de la révolution culturelle de 1889 que ce qu’on appelle l’Art nègrequi est, plus véritablement, l’art africain, a commencé d’influencer l’art français. Mais aussi l’art américain, et, par ces deux voies, l’art mondial.

Je partirai des arts plastiques, qui ont le plus fait parler d’eux grâce à l’École de Paris. Quand, jeune professeur, je fréquentais les peintres, Picasso m’a dit, un jour, en me reconduisant à la porte de son atelier :

« Il nous fait rester des sauvages ».

Ce n’était pas hasard. D’autre part et s’agissant de littérature, singulièrement du Surréalismeje vous signale la thèse de doctorat de Jean-Claude Blachère. Un enseignant français de Dakar, sur le Surréalisme, intitulée « Le Modèle nègre ».

La musique négro-américaine

Enfin, last but not leastil y a l’influence de la musique négro-américaine. En effet, héritée de l’Afrique et qui s’étend de plus en plus sur le monde. Comme en témoigne la place qu’occupe le jazz dans les festivals organisés en Europe pendant l’été.

Depuis la civilisation aurignacienne, la première du Paléolithique supérieur, l’Afrique n’a cessé de jouer un grand rôle dans la civilisation humaine.

L’interruption, pendant deux mille ans, de son influence — depuis l’épanouissement de la civilisation grecque, au Ve siècle avant J.-C., jusqu’à la Renaissance — ne l’a pas fait disparaître pour autant.

C’est pourquoi je conclurai par la réflexion que m’a faite Pierre Soulages, le grand peintre français, après avoir lu mon article intitulé « L’Esthétique négro-africaine »:

« C’est l’esthétique même du XXe siècle ».

La Rédaction

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